O. Christin: Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines

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Titel
Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines.


Herausgeber
Christine, Olivier
Erschienen
Paris 2010: Editions Métailié
Anzahl Seiten
461 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Bernard Hours

Un défi, une aventure et un révélateur. Dans le cadre du réseau européen ESSE («pour un Espace des Sciences Sociales Européen») coordonné par Franz Schultheis, plusieurs rencontres ont été organisées, à Fribourg-en-Brisgau, à Sion, à Venise et à Lyon, dont ce volume rend compte aujourd’hui. L’objectif, à la fois lucide et ambitieux, s’inscrit dans le prolongement d’un projet de Pierre Bourdieu dont la mémoire habite ces pages, visant à établir les conditions d’un véritable échange, au niveau européen, entre les disciplines qui constituent le vaste champ des sciences sociales. En amont, résonne encore l’appel de Marc Bloch (1928) à «la réconciliation de nos terminologies et de nos questionnaires», afin de construire un langage scientifique commun. Cet échange ne peut se réaliser qu’en reprenant, d’une certaine manière, à nouveaux frais, la construction d’un espace intellectuel du type de celui que constituèrent dans le passé l’Université médiévale qui parlait d’une seule langue, les Humanistes qui partageaient une grille commune de références, la République des Lettres qui ignorait les frontières. Aujourd’hui, la construction de cet espace est assurément en marche, appuyée sur un foisonnement d’initiatives que les instances nationales et supranationales de la recherche tentent de canaliser en les stimulant. Malgré des entreprises analogues (en particulier le Vocabulaire européen des philosophies: dictionnaire des intraduisibles, dirigé par B. Cassin), elle saute encore trop souvent l’étape indispensable d’un retour réflexif sur les outils conceptuels des disciplines qui par-delà les frontières intellectuelles et par-delà les frontières linguistiques, entrent en dialogue entre elles. Qu’entendon vraiment quand on utilise le même mot en l’appliquant à des objets divers? Que révèle l’emploi de notions, de concepts ou de catégories diverses appliquées au même objet? Avant tout commençons par nous entendre et par comprendre ce que nous mettons derrière les mots. Pour cela, mettons en évidence les impensés, c’est à dire les conditions historiques et sociales qui président à l’émergence puis aux évolutions de leur usage.

Plus profondément, une question essentielle est implicitement posée: où se situe précisément la légitimité des cloisonnements disciplinaires et académiques au sein des sciences humaines et sociales? Les réflexions que suscite la lecture de ce «dictionnaire» font entrevoir des recompositions possibles dans ce vaste champ de la connaissance, assurément subversives: toute institution, même intellectuelle, à tendance à secréter des pouvoirs et donc à ériger des frontières, parfois plus rigides qu’un «mur de fer». Et comme les disciplines universitaires s’articulent sur ces institutions, elles courent le risque de leur côté, quels que soient les renouvellements qui les animent périodiquement, de s’enfermer dans un dialogue narcissique. La recherche historique française en offre un excellent exemple, qui, portée par l’incontestable fécondité de la nébuleuse des Annales, a pu s’enfermer un temps dans l’illusion que l’histoire, discipline reine des sciences humaines, serait en mesure de stabiliser ce champ de la connaissance. Il n’est donc pas tout à fait anodin que ce dictionnaire soit piloté par un historien, qui s’est assuré la collaboration de deux autres historiens. Pas tout à fait anodin, non plus, que 19 des 25 auteurs réunis pour l’entreprise soient aussi de «purs» historiens, et plus encore si l’on y inclut l’histoire des sciences. L’ouverture disciplinaire se fait ici en direction de la sociologie, des sciences politiques, des études littéraires. L’espace intellectuel revendiqué ignore évidemment les frontières internes à l’espace européen; mais il ignore de la même manière, et à juste titre, la réalité géopolitique européenne: les Français, légèrement majoritaires, y côtoient des collègues italiens surtout, mais aussi allemand, suisse, turc et mexicains, ce qui renvoie implicitement aux réflexions développées dans l’article «Occident» (Cl. Prudhomme) du dictionnaire, et suggère que la catégorie «sciences humaines» annoncée dans le titre aurait pu aussi faire l’objet d’un travail réflexif de déterritorialisation et de dénaturalisation.

Un esprit chagrin pourrait s’étonner de la revendication du statut de dictionnaire pour un ouvrage comportant 25 entrées, a fortiori lorsqu’il est question de sciences humaines (et sociales, même si le titre occulte curieusement cette dimension). Ces entrées, même si elles trouvent leur cohérence dans un dénominateur commun (leur usage historien notamment) ne couvrent pas un champ spécifique, et se caractérisent par la grande diversité de leurs objets: il est question aussi bien d’«Absolutisme» (L. Schilling) ou d’«Ancien Régime» (O. Christin), que d’«Humanitaire» (I. Herrmann) ou de «Moyenne» (E. Brian), en passant par «Fortuna» (F. Buttay), «Laïcité, laiklik» (S. Akgönül) ou «Intelligencija, Intellectuels » (S. A. Bellezza), pour n’en donner qu’un échantillon. Le projet doit plutôt être compris à la fois comme un test et un discours de la méthode. En effet, viser l’exhaustivité eût été illusoire dès lors qu’il s’agissait de repérer les «concepts nomades», ceux qui circulent d’une langue à l’autre et/ou d’une discipline à l’autre. Comme on l’a vu, le cahier des charges imposé aux auteurs était précis et consistait à expliciter l’impensé de cette migration des usages conceptuels à travers les temps, les cultures et les questionnements. La sélection une fois opérée, qu’il serait vain de discuter, il s’agissait en quelque sorte de tester les bons leviers pour faire apparaître les impensés des appropriations/réappropriations de ces concepts importés. Bien souvent, le dévoilement de l’impensé passe par la reconstitution de l’histoire sémantique d’un mot (c’est notamment le cas des notices «Cacique» par N. Beligand et G. Padilla, «Parrain, parrainage» par E. Couriol, «Grand Tour» par G. Bertrand). L’historicisation des concepts (y compris à l’aide de la statistique, par exemple dans la notice «Mouvement ouvrier» de M. Nanni) constitue ainsi la première et indispensable étape de la démarche réflexive; elle permet de mieux faire la part entre leur usage discursif, voire idéologique, et leur valeur analytique. Cette historicisation peut conduire à la totale déconstruction d’un concept, aboutissant à le réduire à une catégorie purement idéologique historiquement datée et désormais dépourvue de toute fonction opératoire justement parce qu’elle ne peut plus être un impensé des sciences sociales, comme le démontre la notice «Junker» (T. Jacob), ou, au contraire, à lui conserver une pertinence opératoire, moins comme outil scientifique, que comme catégorie indispensable à la cohérence des représentations, comme c’est le cas pour le concept d’«Occident». Une autre mise à distance, efficace a priori, procède de la confrontation au problème de la traduction, susceptible d’imposer le détour par la contextualisation sociale et historique du concept, et de faire surgir les conditions de sa formation, de sa validation et de sa circulation. Plusieurs des notices posent la diversité linguistique comme un critère fort de leur approche (notamment «Frontière» par L. Jeanpierre, «Histoire contemporaine» par G. Zizzara, «Laïcité, Laiklik», «Occident», ou encore «Travail» par B. Zimmermann), mais elle n’est pas systématique, malgré l’insistance d’O. Christin, dans son introduction, à promouvoir une réflexion sur les enjeux idéologiques aussi bien de la traduction que d’un constat d’intraductibilité. Du moins, suivre les voyages d’une culture à l’autre d’un concept (comme celui de «Cacique»), permet de comprendre que ces transferts ne sont jamais innocents et jouent parfois, sur l’air du déjà connu, une partition nouvelle qui refuse de se donner pour telle. Au-delà de l’apport réflexif spécifique à chaque concept qui justifierait à soi seul, s’il en était besoin, chacune des notices proposées que nous ne pouvons pas résumer ici, l’intérêt majeur du Dictionnaire, pour lequel il fera date, réside dans sa proposition méthodologique pour apporter une réponse aux attentes définies par O. Christin. A point nommé dans l’économie générale de l’ouvrage, dans la dernière notice (faut-il y voir un clin d’oeil de Fortuna?), cette proposition trouve une forme d’explicitation. En partant du problème posé par la traduction, B. Zimmermann définit en effet trois étapes pour constituer ces «concepts nomades» en véritables outils heuristiques: repérage, identification, requalification. Si la dernière n’est sans doute pas toujours nécessaire, la démarche explicite les voies de la dénaturalisation et de la déterritorialisation des concepts, pour une lingua franca des sciences humaines et sociales. Il faudrait que ce Dictionnaire trouve maintenant son prolongement dans d’autres ateliers du même type, ou du moins qu’il conduise chaque chercheur à construire systématiquement ce travail réflexif sur ses propres outils.

Zitierweise:
Bernard Hours: Rezension zu: Olivier Christin (dir.): Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines. Paris, Editions Métailié, 2010. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, Vol. 61 Nr. 1, 2011, S. 138-140

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, Vol. 61 Nr. 1, 2011, S. 138-140

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